Voici notre traduction de la première partie de l’intervention du secrétaire pour les Relations avec les États du Saint-Siège, Mgr Paul Gallagher, au séminaire organisé par la Mission permanente du Saint-Siège au Conseil de l’Europe, à Strasbourg, lundi 8 juin 2015.
Le séminaire avait pour thème : « Construire ensemble des sociétés inclusives : Contributions à la Rencontre de Sarajevo sur la dimension religieuse du dialogue interculturel ». Il était organisé en préparation à l’édition 2015 de la rencontre prévue à Sarajevo les 8 et 9 septembre prochains.
Première thèse de Mgr Gallagher
Madame la Secrétaire générale adjointe, chers ambassadeurs, Mesdames et Messieurs,
C’est un honneur pour moi de me joindre à vous tandis que vous réfléchissez ensemble aux moyens de contribuer à la rencontre sur la dimension religieuse du dialogue interculturel, organisée par le Comité des ministres et qui aura lieu à Sarajevo les 8 et 9 septembre prochains, sur le thème : « Construire ensemble des sociétés inclusives ». Je désire tout particulièrement remercier Madame Gabriella Battaini-Dragoni, secrétaire générale adjointe, d’avoir accepté de présider ce séminaire, et je vous prie de transmettre ma gratitude au secrétaire général, Monsieur Thorbjørn Jagland, qui soutient cette initiative.
Ma présence aujourd’hui s’inscrit dans le contexte de la visite de Sa Sainteté le pape François le 25 novembre dernier. À cette occasion, l’accent avait été mis sur la reconnaissance par le Saint-Siège du travail du Conseil de l’Europe et de la diligence avec laquelle il est mené. Je peux personnellement en témoigner, ayant vécu ici, à Strasbourg, en tant qu’observateur permanent du Saint-Siège de 2000 à 2004.
J’ai structuré ma conférence autour de quatre thèses concernant la dimension religieuse du dialogue interculturel, que je vais essayer de présenter de manière concise. Je vous offre ces réflexions comme une contribution à la fois aux discussions avec le professeur Bielefeldt, rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction, et au débat qui suivra nos interventions. Je voudrais ici remercier particulièrement le professeur Bielefeldt qui a accepté de prendre la parole dans ce séminaire en l’enrichissant de son expérience et de son expertise.
Première thèse : Dans un contexte de multipolarité croissante, les religions sont un sujet/acteur incontournable dans le domaine du dialogue interculturel.
Dans son discours au Conseil de l’Europe, le pape François a demandé un débat sur le défi de la multipolarité, en disant : « Aujourd’hui, nous pouvons légitimement parler d’une Europe « multipolaire ». Ses tensions – qu’elles construisent ou qu’elles divisent – se situent entre des pôles culturels, religieux et politiques multiples. Aujourd’hui, l’Europe est confrontée au défi de la « mondialisation » de cette multipolarité, mais d’une manière créative […]. Mondialiser la multipolarité dans un esprit créatif… demande que l’on s’efforce de créer une harmonie constructive, libre de ces prétentions au pouvoir qui, tout en paraissant rendre les choses plus simples d’un point de vie pragmatique, finissent par détruire la spécificité culturelle et religieuse des peuples. »
La multipolarité est une réalité. Elle implique la présence concomitante et les relations de différents acteurs : les États, les organisations internationales, les sociétés nationales structurées différemment selon les pays, les communautés religieuses nationales et supranationales, les organisations non gouvernementales et les réseaux sociaux informels. Chacun de ces acteurs est, à son tour, influencé par des cultures et des visions du monde distinctes qui peuvent parfois être complémentaires mais aussi nettement contradictoires. Les mêmes communautés religieuses, après un examen attentif, sont perçues non pas comme des objets monolithiques mais comme des corps vivants qui acceptent, à différents degrés, une pluralité d’expressions. Dans ces circonstances, le dialogue entre les cultures est une condition sine qua non pour permettre la coexistence, favoriser l’inclusion de tous et formuler un projet social commun. Pour que ce dialogue entre les cultures ait lieu, les religions sont des acteurs indispensables.
Ce contexte relativement nouveau dans l’histoire de l’humanité signifie que tous les acteurs, et à un degré bien plus élevé que dans le passé, doivent se situer en relation avec les autres dans ce que l’on peut décrire comme une approche transversale. Depuis un certain temps maintenant, les États sont non seulement engagés dans un dialogue avec d’autres États mais aussi avec des institutions internationales, avec des organisations dans la société civile et avec des confessions religieuses. À leur tour, ces organisations religieuses font partie d’un échange permanent avec la société dans laquelle elles vivent, avec les autres religions et avec les autorités civiles. Nous avons là le second défi indiqué par le pape François dans son allocution devant le Conseil de l’Europe, à savoir celui de la transversalité : « Dans la situation politique actuelle de l’Europe, un dialogue purement interne aux organisations (qu’elles soient politiques, religieuses ou culturelles) auxquelles on appartient, se révèle stérile. Notre époque exige une capacité à sortir des structures qui « contiennent » notre identité pour rencontrer les autres, afin de rendre cette identité plus solide et plus féconde dans la confrontation fraternelle de la transversalité. Une Europe qui ne peut dialoguer qu’avec des groupes restreints s’arrête à mi-chemin ; cela nécessite cette jeunesse d’esprit capable de s’élever à la hauteur du défi de la transversalité ».
Après une longue et parfois difficile période de réflexion, l’Église catholique a développé lors du concile Vatican II un nouveau cadre de règles en matière de relations « extérieures », c’est-à-dire avec les autres religions, avec les États et, plus profondément, avec la société et la culture d’aujourd’hui. Cela n’a pas simplement impliqué un changement de politique, mais plutôt un authentique renouveau, rendu possible – comme cela se produit toujours avec les processus de réforme dans l’Église – par une réflexion théologique plus profonde sur sa propre identité. Le résultat a été une nouvelle compréhension des relations de l’Église avec le monde, une tension saine que nous pouvons encore expérimenter aujourd’hui, entre la reconnaissance des contributions positives apportées par notre société moderne et la capacité à identifier ce qui, en elle, n’est pas cohérent avec l’Évangile et la raison droite.
Dans ce contexte, le droit à la liberté religieue est reconnu comme un droit civil enraciné dans la dignité de la personne humaine, et a été exprimé explicitement il y a cinquante ans dans la déclaration du concile Vatican II, Dignitatis Humanae. En ce qui concerne les relations avec les autres religions, il suffit de citer la déclaration du Concile, Nostra Aetate, publiée aussi en 1965 : l’Église « considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (n.2). Une riche réflexion théologique post-conciliaire s’en est suivie, offrant des conseils par le biais du magistère du pape et des évêques.
Où en sommes-nous de ce dialogue interculturel en termes de multipolarité ? Même si, d’une part, de nombreux pas positifs ont été faits, d’autre part, les difficultés ne manquent pas. Du côté des confessi
ons religieuses, des initiatives de dialogue interreligieux se sont multipliées ces dernières années. Elles sont importantes, et même essentielles, non seulement pour les hauts responsables, mais aussi au niveau local. De telles initiatives sont nécessaires pour assurer une plus grande compréhension et une plus grande confiance mutuelles dans les relations, et pour faciliter un engagement commun dans des projets au bénéfice de la société. Je pense, par exemple, à la promotion de la paix et au rejet de toute forme de violence au nom de Dieu ou de la religion. La route devant nous est longue et requiert une détermination de la part de tous les hommes et femmes des différentes religions pour s’opposer aux signes troublants d’un chemin inverse dans lequel sont forgées des identités exclusives et menant à un extrémisme violent.
Des signes d’oppositions sont aussi visibles dans le cadre du dialogue qui existe entre les confessions religieuses et les institutions publiques. D’un certain point de vue, en particulier celui des États, on observe une prise de conscience du besoin urgent de gérer la réalité de la religion telle qu’elle apparaît dans les systèmes politiques multiculturels. De l’autre, les autorités civiles ont souvent du mal, dans un environnement profondément sécularisé, à comprendre les caractéristiques spécifiques de la dimension religieuse.
Des rencontres ouvertes et respectueuses entre les traditions religieuses et entre celles-ci et le monde social et politique sont fondamentales pour la cohésion sociale. La dimension religieuse continue d’être une référence vivante pour des millions de personnes en Europe, affectant leurs choix et, dans une certaine mesure, leur identité. C’est une dimension qui est en continuelle transformation, due aux nouvelles formes de vie religieuses et aux profonds changements expérimentés à l’intérieur des communautés religieuses qui sont depuis longtemps présentes en Europe. Dans les communautés religieuses, on trouve des éléments de déclin mais aussi les signes d’une vitalité inattendue. Pour que le dialogue interculturel porte du fruit, non seulement il doit faire face à la dimension religieuse en général, mais il doit aussi interagir avec des confessions religieuses particulières dans toutes leurs caractéristiques historiques.
Traduction de Zenit, Constance Roques